Jaruzelski veut croire que l'histoire lui rendra justice
Accusé d'avoir «dirigé une association criminelle à caractère armé», le général Wojciech Jaruzelski (à gauche), ici au tribunal avec l'ancien chef du PC Stanislaw Kania, risque dix ans de prison. Crédits photo : AFP
Chaque année, le 13 décembre, le rituel se répète. Quelques dizaines de Polonais se réunissent silencieusement devant une maison du quartier de Mokotov, à Varsovie. Ils allument des bougies pour commémorer ce jour funeste. À l'intérieur de la bâtisse, un homme, fatigué, les observe. Il y a vingt-sept ans, il était ce général aux lunettes noires qui tenta, en vain, de briser leur rêve de liberté.
Samedi dernier, à Gdansk, Lech Walesa, les larmes aux yeux, fêtait triomphalement le 25e anniversaire de son prix Nobel de la Paix, aux côtés notamment de Nicolas Sarkozy et du dalaï-lama. Son ennemi de jadis est, lui, un homme seul qui n'en finit plus d'alimenter la chronique judiciaire. Appelé à comparaître devant un tribunal pour son rôle dans la répression des révoltes ouvrières de décembre 1970, le général est au centre d'un second procès, ouvert le 12 septembre dernier à Varsovie. Il est accusé cette fois d'avoir «dirigé une association criminelle à caractère armé», formule hyperbolique désignant le Wron, Comité militaire de salut national, créé lors de l'instauration de la loi martiale à l'aube du 13 décembre 1981.
Dans sa déposition de deux cents pages, Wojciech Jaruzelski, 85 ans, n'en démord pas. Il a agi, dit-il, «en patriote». L'état de guerre, l'interdiction de Solidarnosc, l'arrestation de milliers d'opposants, la suppression des droits fondamentaux ? «Une décision dramatique» qui permit cependant, selon lui, «d'éviter une catastrophe inéluctable», une invasion des forces du pacte de Varsovie et la tragique répétition des événements qui mirent fin au soulèvement hongrois de 1956 et au Printemps de Prague, en 1968. La Pologne, assure-t-il, «était au seuil d'une catastrophe économique». Bien sûr, il «regrette, demande pardon», mais ne se sent pas coupable. «Ce fut, déclare-t-il, un moindre mal.» En officier courageux et discipliné, il s'était résigné à assumer le sale boulot pour «préserver l'intégrité territoriale de la Pologne» et garantir «à long terme la victoire de Solidarité».
Jaruzelski, donc, un héros dissimulé sous des habits de dictateur ? À en croire les sondages, près des deux tiers des Polonais en sont convaincus. La vérité est plus complexe. Selon les historiens, rien ne permet d'affirmer que Leonid Brejnev préparait une intervention armée en Pologne. Certes, Jaruzelski et ses pairs communistes subissaient la pression du Kremlin, inquiet du mouvement contestataire qui se développait en Pologne. Mais la ligne de défense du général ne tient pas pour autant. On sait aujourd'hui que, dès la signature des accords de Gdansk qui légalisèrent Solidarité en août 1980, le Conseil de défense nationale, présidé par Jaruzelski, préparait dans le plus grand secret les conditions d'instauration de la loi martiale. En février 1981, affirme l'historien Jean-Yves Potel, «le dispositif policier et militaire (listes des personnes à arrêter, des camps d'internement) était prêt». Et, à la mi-septembre, tout l'arsenal juridique avait été ratifié. Pire, un document de l'époque révèle que non seulement Jaruzelski n'a pas essayé de dissuader les troupes soviétiques d'intervenir, mais qu'il comptait sur elles au cas où la loi martiale échouerait. La responsabilité de Jaruzelski est accablante.
Pourtant, comme lui-même s'échine à le répéter, «tout n'est pas blanc ou noir». Ses partisans, tel l'ancien président Aleksander Kwasniewski, ex-jeune loup du PC, artisan d'une transition en douceur, se disent convaincus que «l'histoire lui rendra justice». Walesa lui-même a plaidé en faveur de son ancien adversaire : «Il a fini par parvenir à un accord avec Solidarité alors qu'il n'avait pas l'obligation de le faire». Au printemps 1989, alors qu'un vent de Glasnost et de Perestroïka souffle sur un Empire soviétique moribond, Jaruzelski ouvre, en effet, les négociations dites de la Table ronde avec l'opposition. Elles débouchent sur un compromis historique, prélude au démantèlement du communisme en Europe de l'Est, puis à la chute de l'Union soviétique. Une révolution pacifique sur laquelle le général revendique des droits d'auteur : «J'étais conscient de la nécessité de changer le système.»
Comment, dès lors, traiter en criminels ceux qui rendent le pouvoir de leur plein gré ? En 1990, Tadeusz Mazowiecki, ancien conseiller de Lech Walesa devenu premier ministre, décida de «tirer un gros trait surle passé». Cette «réconciliation dans l'oubli» fait aujourd'hui débat. Wojciech Jaruzelski n'était pas un bourreau. Le 13 décembre 1981 n'en fut pas moins «un putsch qui fit perdre dix ans à la Pologne», estime Bogdan Borusewicz, ancien dirigeant de Solidarnosc aujourd'hui sénateur. Le procès du général aux lunettes noires pourrait durer longtemps. Aux probables reports de procédure risquent de s'ajouter les problèmes de santé de l'accusé, gravement malade, dit-on, et des sept autres responsables du Poup, l'ancien Parti communiste polonais, qui comparaissent avec lui. Parmi eux, l'ex-ministre de l'Intérieur, Czeslaw Kiszczak, et l'ex-premier secrétaire du parti, Stanislaw Kania. Tous sont octogénaires. «Je ne sais pas si l'un d'entre nous en verra la fin», a confié le général, qui risque, en théorie, dix ans de prison, mais qu'au fond les Polonais ont, depuis longtemps, absous.
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